L’accord du participe passé est sans nul doute l’une des règles les plus complexes de la grammaire française et elle recèle de nombreux écueils. En voici une illustration :
Il arrive parfois qu’un verbe intransitif (nous avons donné la définition d’un verbe intransitif dans un billet précédent, il s’agit d’un verbe qui se construit sans complément d’objet) soit accompagné d’un complément circonstanciel introduit sans préposition : ce verbe peut alors être confondu avec un verbe transitif qui serait suivi de son complément d’objet, celui-ci indiquant ce sur quoi s’exerce l’action exprimée par le verbe ; on risque ainsi d’accorder son participe passé avec ce complément, si celui-ci est placé devant le verbe, alors qu’il devrait rester invariable.
C’est le cas des verbes accompagnés d’un complément de valeur, de prix, de poids, de distance, de durée, comme « valoir », « coûter », « mesurer », « marcher », « courir », « dormir », etc.
Julien Greene nous en donne un exemple dans Terre lointaine, le roman dans lequel il décrit son adolescence : « La somme que le Narcisse m’avait coûté ». Bien que l’on puisse poser la question : « m’avait coûté quoi ? » et répondre : « la somme », on n’accorde pas « coûté » avec « la somme », car ce n’est pas un complément d’objet direct, et que du reste on devrait plutôt demander : « m’avait coûté combien ? »
Le principe est le même pour les kilomètres que l’on a marché, les grammes que l’on avait pesé, les milliers de dollars que le chalet aurait valu ou encore les nombreuses années que la reine a régné : le participe passé demeure invariable.
En outre, ces verbes intransitifs sont de temps à autre utilisés de façon transitive : d’une part, leur sens originel est légèrement modifié, et d’autre part, leur participe passé devient variable et doit s’accorder avec le complément d’objet direct, lorsque celui-ci est placé avant le verbe. Par exemple, l’on peut donner au verbe « coûter » la signification élargie de « causer de la souffrance », « exiger », « prélever ». Le livre de souvenirs intitulé L’Âge de ferde Fernand Gregh en fournit un cas : « Nous y aurions perdu les 100 000 hommes que nous a coûtés la défaite. » Georges Duhamel ne s’y trompe pas non plus lorsqu’il emploie le verbe « valoir » dans le sens de « procurer », dans son Paul Claudel : « Les nombreuses réflexions que m’ont values la lecture et la méditation des œuvres de Paul Claudel.»
Le verbe « vivre » est particulièrement représentatif de cette situation grammaticale. La plupart du temps, il est utilisé dans son sens intransitif. Il se construit avec un nom indiquant le temps ou la durée, qui semble être un objet direct mais qui est en réalité un complément circonstanciel. Ainsi l’utilise Jean-Jacques Rousseau dans une des lettres écrites par Saint-Preux à Julie, extraite de son roman épistolaire La Nouvelle Héloïse : « À quoi bon compter tristement les jours qu’on aura vécu?»
Toutefois, le verbe « vivre » est souvent employé pour signifier « passer » ou « mener », ce qui lui confère un sens transitif et contraint à accorder son participe passé. Anatole France nous en donne un exemple dans son roman intitulé Thaïs : « Les heures qu’il avait vécues loin de Dieu ».
Reconnaissons que la différence est fort subtile…