Entrevue

Jean Termin est un employé modèle qui accomplit toujours ses tâches avec zèle. La plupart d’entre elles le mettent en contact avec des documents de toutes sortes, mais rarement avec ses contemporains. Or, aujourd’hui, on lui a demandé de se prêter au jeu de l’entrevue d’embauche en replacement de son collègue Marco. Jean devra ainsi recevoir et évaluer les personnes qui ont soumis leur candidature au poste d’agent de bureau. On a pris soin de lui donner une consigne à respecter absolument : ne pas mettre les candidats mal à l’aise. Il se dit que cela va de soi… Et pourtant!

Le premier candidat se tortille déjà sur sa chaise dans la salle de réunion. Jean Termin l’observe un temps avant de faire son entrée.

— Monsieur Dufour?

— Oui.

Jean Termin lui tend la main dans le but de réchauffer l’atmosphère.

— Enchanté!

« Maintenant, c’est le moment de sourire, d’être plein de compassion et d’écoute pour ce candidat », songe Jean, qui n’oublie pas la consigne qu’on lui a donnée. Il pose sa première question avec douceur :

— Monsieur Martin Dufour… Quelle sorte d’employé êtes-vous?

— On vante sans cesse mon efficacité. J’ai l’habitude de livrer la marchandise en respectant des échéanciers serrés.

Livrer la marchandise? Jean Termin est perplexe. Il essaie de clarifier les choses :

— De quelle marchandise parlez-vous?

— Bien, la marchandise comme…

— Comme du pain? Des marteaux? De la mousse isolante? Des boîtes à musique? Sûrement pas des dictionnaires…

— Non! Je veux dire… Je m’acquitte de mes tâches à temps.

— D’accord! Je comprends mieux : vous avez l’habitude de remplir vos engagements

— C’est ce que je disais.

— Pas tout à fait…

Notre intervieweur se raidit intérieurement, mais continue de pratiquer la respiration abdominale afin de ne pas succomber à une crise d’hyperventilation.

— Parlez-moi de vos anciens employeurs.

— Plus souvent qu’autrement, je travaille à contrat.

Jean Termin n’est plus zen du tout. L’homme qu’il a en face de lui parle anglais sans s’en rendre compte. Chaque fois qu’il ouvre la bouche, c’est pour proférer de nouveaux anglicismes. Notre gardien de la langue hausse le ton :

— Vous voulez sûrement dire que, la plupart du temps, vous travaillez à la pige !

— Bien… oui.

— C’était loin d’être limpide!

— …

En faisant semblant de prendre des notes, Jean tente de contenir ses pulsions malveillantes. Il faut que cet entretien se termine; sinon, il ne répondra plus de lui-même.

— Bon… À moins que vous n’ayez des questions, je crois que j’ai assez d’informations pour prendre ma décision.

— Déjà? Mais…

— Oui. Déjà.

Décidément, Martin Dufour n’a toujours pas compris à qui il a affaire. Il ajoute :

— J’aurais quand même aimé savoir quels sont les bénéfices marginaux dans la boîte…

— Aucun.

— On m’avait pourtant parlé d’une assurance dentaire et de primes…

— Ce sont des avantages sociaux! Il y en a certains, mais je serais étonné que vous puissiez en bénéficier.

C’est debout que Jean Termin a crié ces paroles. Il ne se contient plus. Il veut que ce candidat se taise, qu’il cesse de faire saigner ses pauvres oreilles sensibles aux impuretés linguistiques. Cependant, ô douleur, Martin Dufour a encore quelque chose à dire.

— Mon Dieu…

— Quoi?

— C’est tellement la pire entrevue de ma vie.

— Nous avons au moins un point en commun, puisque c’est la pire pour moi aussi.

— Est-ce que c’est vraiment un prérequis d’être bon en français pour travailler ici?

— Non.

— Alors, pourquoi n’arrêtez-vous pas de corriger chaque phrase qui sort de ma bouche, hein?

— Parce que c’est un préalable!

En bref, voici quatre erreurs à éviter:

On doit remplir ses engagements plutôt que de livrer la marchandise.

On travaille à la pige et non à contrat.

On parle d’avantages sociaux et non de bénéfices marginaux.

On dit d’une compétence qu’elle est préalable et non prérequise.

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